nous autres civilisations nous savons maintenant que nous sommes mortelles

Description« Nous autres, civilisations contemporaines, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », assurait Paul Valéry. Mais proche ou lointaine, dans le temps comme dans l’espace, mythique ou réelle, fantasmée ou créée de toutes pièces, chaque civilisation s’affranchit de cette mortalité, tant pour les historiens que pour les artistes, car elle est le creuset dans Evidemment nous avons tous tendance à croire que nous sommes nous. Mais nous n’en sommes pas si sûrs que ça, regardez-y bien de près. (..) Ce n’est donc pas seulement à cette croyance naïve que l’on veut nous ramener. Il s’agit d’un phénomène à proprement parler sociologique () ». Nous verrons plus tard que la question de l’ego –principe de Commenous vivons nous-mêmes dans un monde en proie à toutes les menaces et que, comme le disait si bien Valéry, "nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles Cesdeux fêtes sauvages mirent le monde en harmonie avec Paul Valéry au XXème siècle : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Mourir pour ressusciter á quoi ? En tout cas les civilisations reprirent du poil de la bête. Nous autres, civilisations, lançait Paul Valery au début du XXe siècle, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Le coup fut douloureux pour la pensée occidentale, déjà ébranlée, à la fin du XIXe siècle, par l’annonce nietzschéenne de la mort consommée de Dieu. Ainsi, ceux qui ne croyaient plus aux arrière-mondes religieux éternels devaient s’habituer à not angka can t help falling in love. Nous autres, civi­li­sa­tions, nous savons main­te­nant que nous sommes mor­telles. Nous avions enten­du par­ler de mondes dis­pa­rus tout entiers, d’empires cou­lés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; des­cen­dus au fond inex­plo­rable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs aca­dé­mies et leurs sciences pures et appli­quées, avec leurs gram­maires, leurs dic­tion­naires, leurs clas­siques, leurs roman­tiques et leurs sym­bo­listes, leurs cri­tiques et les cri­tiques de leurs cri­tiques. Nous savions bien que toute la terre appa­rente est faite de cendres, que la cendre signi­fie quelque chose. Nous aper­ce­vions à tra­vers l’épaisseur de l’histoire, les fan­tômes d’immenses navires qui furent char­gés de richesse et d’esprit. »Paul Valé­ry La crise de l’esprit, édi­tions NRF, 1919 Découvrez les 73 citations sur Civilisation, les meilleures citations civilisation, des phrases célèbres ainsi que des citations de célébrités sur Civilisation. CIVILISATION Vous recherchez une citation sur le thème de Civilisation ? A la mesure que les peuples montent en civilisation, les gouvernements descendent en police. , cette citation de Jules BARBEY D’AUREVILLY fait partie de notre sélection ainsi que L'admission des femmes à l'égalité parfaite serait la marque la plus sûre de la civilisation, et elle doublerait les forces intellectuelles du genre humain. de Stendhal, l'une des plus belles citations sur Civilisation. Voir les thèmes de citations Commençant par C. 73 citations sur Civilisation. Découvrez ci-dessous les meilleures citations civilisation, des phrases célèbres ainsi que des citations de célébrités sur Civilisation. Ci-dessous 73 citations Civilisation Recherche de citations par thèmes 1La journée d’étude à l’origine de cette publication était consacrée à une critique de la civilisation gréco-romaine, comme modèle, implicite ou non, de toute civilisation. Ce qui impliquait en même temps de réexaminer cette notion de civilisation, utilisée aussi bien par les enseignants et chercheurs en sciences humaines et sociales – le fameux intitulé langue et civilisation » des cursus – que par les médias d’opinion, dont le fameux Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » de Paul Valéry, dans la Crise de l’esprit 1919, fut le prélude élégant à The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order de Samuel P. Huntington paru en 1996. 2Il n’échappe à personne qu’aujourd’hui employer le mot de civilisation dans l’espace médiatique est devenu problématique. On se souvient de Claude Guéant, alors ministre de l’Intérieur du gouvernement Fillon, le dimanche 5 février 2012 déclarant que toutes les civilisations ne se valent pas », lors d’un énième débat médiatique sur le port du voile. Le Figaro avait alors demandé à quelques anthropologues pourquoi ce terme était controversé au point qu’ils évitaient soigneusement de l’utiliser depuis 50 ans et préféraient parler de cultures. François Flahault répondit que ce terme [de culture] était le plus approprié » pour désigner tout ce que les générations humaines se transmettent les unes aux autres de manière non biologique ». Pour Marc Crépon, le terme de civilisation était difficilement dissociable des idéologies les plus meurtrières du xxe siècle qui avaient une idée très précise de la hiérarchie des civilisations et de leur différence de valeur. » Alfred Grosser répliquait à Claude Guéant que son jugement de valeur qui laissait supposer des hiérarchies entre civilisations sous-entendait que la civilisation islamique est inférieure à la civilisation française. Claude Guéant s’attaquait implicitement aux musulmans de France, mais la défense de Grosser est désastreuse il est impossible de comparer la civilisation française, nationale, à une civilisation islamique, religieuse, en supposant que l’une et l’autre expressions recouvrent la moindre réalité. Maurice Godelier distinguait, à son tour, culture et civilisation de la façon suivante Contrairement à la culture », la civilisation » ne peut être pensée seule, car elle comporte toujours implicitement un jugement de valeur en opposition à un autre, plus barbare ; par exemple, dans civilisation » il y a civis, c’est-à-dire citoyen. Il y a l’idée grecque et romaine que les civilisés sont ceux qui vivent dans les cités ou les États, par opposition aux barbares qui sont nomades ou paysans. 3Nous voici arrivés au cœur de notre sujet. Civilisation, mot récent en français il date du xviiie s., serait à expliquer par son étymologie latine et donc par l’idéologie gréco-romaine qui opposait la civilisation des cives urbains à la barbarie des nomades. On ne reprochera pas à Maurice Godelier harcelé par un journaliste, ses approximations historiques ; on peut, au contraire, lui savoir gré d’avoir rappelé la place que la civilisation gréco-romaine tient dans l’idéologie contemporaine. La notion de civilisation nous viendrait de l’Antiquité. Donc, pour certains, la civilisation gréco-romaine serait au début et à l’origine de l’humanité civilisée, et pour d’autres, c’est d’elle que viendrait le narcissisme méprisant de la civilisation européenne. Les débuts de l’anthropologie moderne au xixe s. sont marqués par de tels jugements de valeur. Dans Ancient Society 1877, Lewis Morgan affirme que l’humanité évolue en passant par trois stades successifs la sauvagerie, la barbarie et la civilisation. Les plus civilisés étaient, selon lui, les Américains. Les Européens l’étaient moins car ils conservaient encore des vestiges féodaux. 4Ces commentaires autour de l’affaire Guéant » montrent que la notion de civilisation est aussi floue qu’explosive. Notion qui de loin semble évidente, la civilisation s’éparpille en sens divers quand on utilise le mot. Seul repère solide, la référence à l’Antiquité. Miracle grec ou péché originel, la civilisation gréco-romaine surgit dès qu’il est question de civilisation. 5Peut-on trouver à la notion de civilisation un statut épistémologique ? N’est-elle pas définitivement écrasée sous ses origines gréco-romaines ? La notion anthropologique de culture, prééminente depuis quelques décennies, ne serait-elle pas d’un meilleur usage ? 1 F. A. Wolf, Darstellung der Althertumswissenschaft nach Begriff, Umfang, Zweck und Werth, Museum d ... 2 J. Assmann, Religion und Kulturelles Gedächtnis. Zehn Studien, Munich, 2000 ; trad. anglaise Sta ... 3 C. Calame, Qu’est-ce que la Mythologie grecque ?, Paris, 2015. 4 Édition originale S. Freud, Das Unbehagen in der Kultur, Vienne, 1930. 6L’étude liminaire de Claude Calame, Civilisation et Kultur de Friedrich August Wolf à Sigmund Freud », propose des réponses à ces questions. Chez Wolf, historien de la littérature antique initiateur de ce qui deviendra la Klassische Philologie, les Grecs se distinguent comme un peuple disposant d’une culture de l’esprit »1. Cette Kultur permet de différencier les Grecs, les Romains et leurs successeurs allemands des autres civilisations ». La culture gréco-latine lui permet donc de classer les civilisations. De telles conceptions se retrouvent dans ce que Calame appelle de nouveaux avatars du “Grand partage” », chez un historien des religions contemporain comme J. Assman par exemple, qui produit une opposition entre civilisation religieuse de l’écrit et autres cultures religieuses orales2. Or, Calame montre que la religion des Grecs ne se laisse pas comprendre dans ce partage3. Des notions de Kultur/ civilisation » plus critiques pourraient guider la réflexion des anthropologues de l’antiquité, dans le sillage de celle que Freud a développée dans son Malaise dans la civilisation, œuvre sur laquelle revient Claude Calame4. On peut sans doute interroger la formation de l’individu dans la civilisation, c’est-à-dire à travers des réseaux de sociabilité et de normes. Cela revient en fait à penser des civilisations en leur donnant, au cas par cas, un statut épistémologique dans l’analyse des processus de fabrication de l’individu dans une collectivité. La civilisation, dont on prétend trouver la source dans l’antiquité, fausse donc profondément la compréhension qu’on peut avoir de ces mêmes mondes anciens. La notion, si l’on tient à la conserver, ne pourrait être utile que défaite, vidée de son sens évolutionniste, et resémantisée dans une perspective anthropologique. 5 Voir l’étymologie de civilisation » sur le site du CNRTL Centre National de Ressources Textuell ... 7Il fallait donc reprendre la question au début et faire l’archéologie de la notion. Rappeler d’abord que la notion et le terme sont modernes, comme le développe et le précise Jan Blanc au début de son article. Ce mot apparaît pour la première fois sous la plume du Marquis de Mirabeau, le père, en 17565. Il remplace civilité. Émile Benveniste écrit 6 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, Paris, 1966, p. 336-345. Pour Mirabeau, la civilisation est un procès que l’on dénommait jusqu’alors police », un acte tendant à rendre l’homme et la société plus policés », l’effort pour amener l’individu à observer spontanément les règles de la bienséance et pour transformer dans le sens d’une plus grande urbanité les mœurs de la société6. 8L’Encyclopédie offre un bon exemple de ce lien primordial de la notion de civilisation à l’antiquité. Il n’y a encore que très peu d’occurrences du mot civilisation dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Deux usages, au sens moderne, viennent à l’occasion d’une réflexion sur les Vies de Plutarque, art. Vies » et Zones tempérées » rédigés par Louis de Jaucourt. L’auteur égrène les héros civilisateurs de la Grèce ancienne, Socrate, Solon, Lycurgue, etc. Il [Plutarque] me fait converser délicieusement dans ma retraite gaie, saine et solitaire, avec ces morts illustres, ces sages de l’antiquité révérés comme des dieux, bienfaisans comme eux, héros donnés à l’humanité pour le bonheur des arts, des armes et de la civilisation. 9Benveniste prend acte que l’on passe d’une notion d’état, la police des mœurs, à une notion d’action la civilisation va avec l’idée de progrès moral, technique ou autre. Il n’est pas étonnant que cette mutation ait eu lieu au xviiie s. et que la notion de civilisation s’installe largement au xixe et début du xxe siècle, en même temps que la colonisation qui apportait aux sauvages » les bienfaits de la civilisation ». Les Grecs et les Romains n’ont rien à voir avec ce mot qui ne correspond ni à philanthropia, ni à humanitas, ni à cultus, et pas plus à civilis. 10C’est pourquoi dans un premier temps nous avons demandé à plusieurs chercheurs de faire l’archéologie de la civilisation gréco-romaine », telle que nous la connaissons aujourd’hui dans les ouvrages savants comme dans les jeux vidéo. 11Blaise Dufal propose une enquête sur les usages historiographiques de la notion dans un article intitulé Le fantasme de la perfection originelle. La Grèce antique comme matrice du modèle civilisationnel. » Dans les manuels d’histoire et ouvrages de vulgarisation et chez des classiques de l’historiographie française du xxe s., on voit que la civilisation », faute de définition rigoureuse, n’est pas un concept scientifique. Elle produit une vision idéologique de la culture et de l’histoire, fondée sur un fantasme de la Grèce antique, idéalisée depuis le xviiie s. Les Grecs de l’Antiquité, dont la modernité européenne se veut l’héritière, seraient ainsi l’origine géniale et les exemples parfaits de la science, des arts et de la politique. 12Jan Blanc déplace la question sur le terrain de l’histoire de l’art à la période moderne. Il interroge le problème de la civilisation grecque » chez Winckelman. Johann Joachim Winckelmann 1717-1768 est à l’origine du miracle grec », cette vision de la civilisation grecque comme un âge d’or politique, moral et artistique. Il parle certes d’Antiquité grecque et non de civilisation, le mot n’existe pas encore au sens moderne, mais les deux livres, qu’il a consacrés à l’Antiquité grecque, l’étudient comme un monde dont il s’agit de rendre compte des grands principes à travers l’étude de ses œuvres d’art. C’est ainsi qu’il décrit la Grèce en faisant de sa supériorité artistique un a priori. Winckelmann commence à écrire sur l’art antique sans avoir vu la moindre statue. Ses écrits sont et resteront des constructions imaginaires, déduites de cet a priori. La Grèce est pour lui un mythe. La Grèce est, pour Winckelmann, la seule civilisation qui, dans l’histoire, soit parvenue à s’arracher à la barbarie de la simple nature sans être touchée par la corruption des mœurs, processus inhérent à la culture. Mais ce miracle fut éphémère et a disparu à jamais. Après la perfection de l’art classique au ve s., la Grèce a été entraînée dans une décadence irréversible. L’histoire de Winckelmann est donc téléologique, parce qu’elle pose a priori la grandeur suprême de l’art grec. Mais elle est également eschatologique, dans la mesure où le grand style » est irrémédiablement perdu. La civilisation grecque » n’est pas, pour lui, une période » de l’histoire mais, plutôt, une utopie servant aux Modernes à se raconter, en construisant, dans le temps et le passé, l’origine d’une grandeur perdue dont ils ne peuvent nullement être considérés comme les enfants ou les héritiers, mais qu’ils doivent apprendre à regretter. La civilisation grecque telle qu’elle est inventée par Winckelmann tient donc des deux acceptions modernes de cette notion. Celle d’un progrès, mais qui n’est observable que dans les restes et les ruines du passé et celle d’une décadence inéluctable. 13La culture ludique contemporaine permet aussi de voir le lien étroit de l’antiquité à la notion de civilisation. Dans Alexandre et Octavien contre Bismarck et Gengis Khan. Les usages problématiques de l’Antiquité gréco-romaine dans l’univers ludique de Civilization », Emmanuelle Valette s’intéresse au jeu vidéo à succès Civilization, réédité et amélioré plusieurs fois depuis 1991 jusqu’à son ultime version de 2016. La durée de son succès international en fait un bon témoin de certaines idées populaires contemporaines sur la notion de civilisation. Le joueur peut choisir de développer une civilisation, dont les critères de définition sont d’ailleurs problématiques, parmi plusieurs, sans hiérarchie a priori entre elles. Au centre du jeu, il y a l’habileté du joueur et sa capacité à faire évoluer sa civilisation. La victoire viendra de l’inventivité technique qu’il aura su insuffler à celle qu’il aura prise en main. Le cours du jeu suit un évolutionnisme et un ethnocentrisme décomplexés » puisqu’une civilisation avance vers la domination mondiale à coup d’inventions technologiques successives, en construisant aussi de fortes et grandes cités. Si toutes les civilisations sont ainsi calquées sur un modèle occidental, les mondes anciens ont toutefois un lien encore plus étroit à La civilisation. Les civilisations antiques apparaissent comme originelles » et sont permanentes dans l’offre du jeu, comme incontournables, alors que d’autres Iroquois, Zoulous… sont des options qui disparaissent ou reparaissent au fil des versions. La Grèce et Rome disposent aussi d’un certain nombre de traits spécifiques et d’atouts technologiques discrets qui en font des civilisations d’élection pour les habitués. Par ailleurs la culture antique irrigue l’ensemble du processus d’évolution inventive les atouts culturels les merveilles » du monde par exemple et les innovations que peut développer telle ou telle civilisation choisie par le gamer » sont souvent pensés en référence aux langues ou cultures grecques et romaines. L’antiquité proposée n’est donc pas un monde ludique comme un autre ou un simple facteur d’exotisme elle est essentielle à l’imaginaire de la civilisation elle-même. 14La civilisation gréco-romaine aurait le privilège d’être la civilisation par excellence parce quelle aurait civilisé l’humanité, en ayant inventé des formes culturelles devenues le patrimoine de l’humanité, parce qu’elle aurait anticipé sur la modernité. Ces inventions » jusqu’à celle de la notion même d’ invention », sont en fait des inventions de notre modernité, comme le montrent les cinq analyses suivantes. 15Certains termes grecs présents dans les langues modernes sont des catalyseurs d’imaginaire ; tel est le cas de l’enthousiasme », comme le montre Michel Briand, dans son article L’invention de l’enthousiasme poétique ». L’enthousiasme poétique est une invention moderne, créant une illusion rétrospective. Les modernes, qui opposent improvisation inspirée et technique d’écriture, attribuent aux poètes grecs archaïques et classiques un rapport privilégié avec le divin, l’inspiration ; ils auraient chanté, possédés par une fureur mystique le dieu était en eux ». Or pour les Grecs les aèdes étaient à la fois aimés des Muses et artisans de vers. Une archéologie des mots enthéos, enthousiasmos, s’imposait. L’enquête philologique montre que le sens d’enthéos n’est pas celui qu’une tradition étymologique lui donne, par une interprétation possessive – locative de l’adjectif enthéos. L’adjectif enthéos peut être l’équivalent emphatique de theios, et signifier très divin ». L’inspiration poétique sous l’effet de l’intériorisation d’un souffle transcendant, par laquelle le poète-prophète a un dieu en lui », vient relu par l’antiquité tardive et certains modernes directement de Platon, qui a comme souvent joué avec les mots et rapproché mantis la divination de mania la folie et inventé une figure du poéte-prophète inspiré. Cette inspiration prophétique réinterprétée par les néo-platoniciens se retrouve chez certains mystiques chrétiens ou au contraire chez certains critiques du paganisme. La reconstruction moderne de l’inspiration grecque oppose écriture et oralité comme une alternative radicale, projetant sur l’histoire de la poésie grecque le grand partage constitutif de la modernité depuis l’âge romantique. 16La notion de personne charrie avec elle tout un imaginaire occidental philosophique, juridique et religieux du progrès de la conscience. Florence Dupont en critique la prétendue invention par les Romains. Cette idée souvent reprise a notamment été soutenue par M. Mauss dans Une catégorie de l’esprit humain la notion de personne ». Or, le raisonnement de Mauss n’est pas une démonstration scientifique et repose sur une pensée a priori de la place dominante de Rome dans la civilisation occidentale. Sous l’apparence d’une enquête portant sur des faits sociaux, juridiques, et religieux, c’est en fait principalement l’hypothèse d’une évolution sémantique du mot persona qui sous-tend l’exposé de Mauss le masque rituel » archaïque des ancêtres deviendrait la personne juridique » du droit romain, définitivement inventée à la période classique. Le savant superpose en fait, dans un coup de force sémantique », les sens d’imago et de persona il n’y a aucune raison probante de penser que la persona était un masque rituel d’ancêtre au même titre que l’imago. Quant à la notion juridique de persona, elle ne renvoie pas non plus à un ensemble de droits liés à la personne », mais plutôt à un rôle temporaire pris dans un procès. La personne » ne se trouve donc pas déjà dans la persona, et la dynamique historique d’une invention romaine de la personne voulue par Mauss disparaît du même coup. D’autres stratégies pour sauver l’invention de la personne se laissent voir l’essentialisation de la notion avant toute enquête philologique préalable ou encore l’utilisation de catégories modernes préconstruites. Elles ne laissent pas de surprendre chez un savant de cette ampleur. Quelles sont les causes possibles de ce discours fictionnel sur l’ invention » antique, dans le contexte de travail qui a été celui de l’ethnologue ? En posant cette question Florence Dupont ouvre la voie à une critique pragmatique du recours à la notion d’invention chez les antiquisants. 17L’histoire de la médecine n’est pas avare non plus d’ inventions », et les Grecs, avec leur légendaire figure d’Hippocrate, ont une large part dans ce grand récit, comme cherche à le montrer Vivien Longhi dans un article intitulé Hippocrate a-t-il inventé la médecine d’observation ? ». Les traités de la médecine hippocratique », par exemple Épidémies I-III et Pronostic, présentent des relevés de signes pathologiques apparemment scrupuleux, où le corps malade serait doté de sens par un médecin expert du pronostic. Au xviiie s., médecins et professeurs y voient les fondements de leur médecine d’observation, fille de la clinique, alors qu’il s’agit de textes largement spéculatifs. Une approche pragmatique du regard médical ancien dégagerait pourtant la médecine grecque même, travestie par la notion moderne d’observation. 18Dans le domaine de l’histoire littéraire s’érigent et pèsent encore sur les Grecs d’autres inventions ». Marie Saint-Martin, dans son article intitulé L’invention de la tragédie selon Pierre Brumoy de quelques pièges du relativisme » s’intéresse aux réflexions modernes de P. Brumoy sur la tragédie 1730. La recherche des inventeurs » du théâtre classique conduit l’auteur à un certain nombre d’apories ou de thèses paradoxales. Eschyle et Homère sont aussi bien l’un que l’autre considérés comme ses inventeurs. Les auteurs épiques et tragiques grecs semblent avoir toujours été aristotéliciens. Si les Grecs ainsi compris sont à l’origine du théâtre classique, comment expliquer alors que leurs pièces ne soient plus appréciées sur la scène française ? La force originelle créatrice des anciens doit être reprise, cultivée et amendée par les modernes. Conserver les beautés universelles des anciens, mais en gommant et lissant leur barbarie et leur brutalité. Il faut une civilisation de la civilisation première, pourrait-on dire en jouant sur les mots. Après ce travail de polissage le lien doit se rétablir entre la civilisation grecque et les nations policées, au premier chef desquelles la nation française. L’histoire de l’invention » de la tragédie par les Anciens sert donc à unir entre elles des nations culturellement supérieures. 19La notion même d’invention finit par poser problème, d’autant qu’elle reste utilisée chez ceux-là mêmes qui sembleraient devoir la contester, comme le montre Anne-Gabrielle Wersinger dans L’invention de l’invention archéologie ou idéologie ? ». 20En sciences humaines, on constate l’inflation des titres mentionnant le mot ambigu d’invention. Et même si l’anthropologie prétend en avoir fini avec les inventeurs grecs » et l’archéologie du Miracle grec », Gernet et Vernant ne se sont pas entièrement défaits d’une interprétation démiurgique et progressiste de l’histoire. Et malgré l’autoréférentialité de l’anthropologie de Loraux ou Detienne, la critique des idéologies » résiste mal au paradigme prométhéen de l’innovation, qui s’impose dans l’institution de la recherche contemporaine. 21Cette dernière étude notamment, en épilogue provisoire des précédentes, montre qu’il reste à repérer explicitement d’autres inventions », qui seraient à soumettre à une généalogie philologique, épistémologique, historiographique, critique, en même temps qu’à l’étude précise de leurs usages idéologiques les plus contemporains. C’est à une réflexion générale qu’on invite ici, sur le rôle accordé, voire imposé, aux références antiques, en particulier aux notions et catégories, comme celles de civilisation et d’invention, dans les sciences humaines et sociales, et d’autre part sur la valeur de critique radicale que peut avoir l’étude même de l’Antiquité, pour nos catégories contemporaines les plus évidentes. 30 juillet 2011 6 30 /07 /juillet /2011 0947 Un lecteur a laissé un commentaire sur le post précédent, dont la pertinence est telle qu'elle me parait mériter une réponse détaillée en post principal. Je me permets d'en recopier les passages pertinents Gilles et skept J'ai trouvé sur ce site depuis peu quelques personnes que je comprends enfin et qui pensent, comme moi, que l'épuisement des énergies fossiles qui est certain à échéance connue est probablement un problème plus urgent et plus mobilisateur que le RCA qui reste complexe à comprendre. Alors que les lois de la physique et un esprit raisonnablement cartésien nous pousserait à l'inverse. [ SIC la suite du commentaire me laisse penser que mon estimé lecteur s'est un peu mélangé les pinceaux, il voulait dire probablement le contraire.... "comme nous y pousserait les lois de la physique et un esprit raisonnablement cartésien ..! ] Alors j'en profite, et j'aurais quelques questions à vous poser qui me tracassent depuis un moment sans que personne, dans mon entourage, ne comprenne même de quoi je parle alors y répondre,... pouvez vous m'aidez à éclaircir mes idées ? 1Pourquoi, à votre avis, cet emballement politico-médiatique mondial sur le C02 et cette quasi "omerta" sur le Peak-Oil un peu moins depuis 1 an toutefois ? alors même que la physique et un esprit raisonnablement cartésien nous pousserait au contraire 2Une question plus technique et moins cruciale que la 1°. Il semble y avoir sur ce blog une flopée de scientifiques, j'aimerai avoir leur avis sur la théorie de Svensmark à propos de l'influence des rayonnements cosmiques sur la formation de nuages et donc sur le climat, la théorie est très "poétique" voire séduisante, Svensmark semble sérieux et compétent, mais je suis un peu méfiant vis à vis de ses principaux promoteurs. Tient elle la route d'un point de vue scientifique ? .... Tout d'abord, Hema, comme on dit couramment Bienvenue au club ! Je vais d'abord répondre rapidement à l'hypothèse de Svensmark, qui a supposé que l'activité solaire pouvait influencer la Terre en modulant le flux de rayonnement cosmiques frappant l'atmopshère, ce qui changerait sa nébulosité le mécanisme étant donc assez complexe et loin de la simple augmentation de la puissance solaire actvité solaire-> plus grand champ magnétique-> moins de cosmique->moins de nuages-> plus de rayonnement arrivant au sol je n'ai pas d'avis a priori sur cette hypothèse; c'est une hypothèse à étudier scientifiquement comme les autres. La critique principale est qu'il ne semble pas que les nuages soient influencés tant que ça par les rayons cosmiques, et de plus, les nuages peuvent avoir un effet inverse suivant leur composition et leur altitude, ils peuvent bloquer le rayonnement incident mais aussi augmenter l'effet de serre quand le ciel se couvre, il fait plus frais, mais une nuit nuageuse est moins froide qu'une nuit claire ! Mais il faut faire un certain nombre d'études complémentaires, dont l'expérience CLOUD, pour en être sûr. On découvrira peut etre aussi un autre phénomène voisin mais différent dont on ne se doutait pas, ça arrive.... D'une façon générale, ces questions sont du ressort des climatologues, et je ne prétends pas l'être. L'avis que je donne ici est juste mon impression sur la "qualité générale" des preuves fournies, mais je respecte le travail des climatologues ayant établi les faits dont il est question. Je suis également assez méfiant vers les explications "c'est le Soleil", "c'est le mouvement des planètes", etc.. mon avis étant plutot qu'on donne trop confiance à des explications déterministes par rapport à la variabilité naturelle. Sur la question importante du "pourquoi", c'est également une question que je me suis souvent posée. A priori, les deux crises, énergétiques et climatiques, jouent un rôle comparable et devraient au moins le même impact, mais en réalité, comme dit Hema, "les lois de la physique et un esprit cartésien" nous poussent à donner un poids bien plus considérable à l'effet des sources énergétiques sur notre société qu'aux variations climatiques. Toutes les corrélations connues montrent que le niveau de vie et les indicateurs humains pas seulement le PIB sont corrélés positivement à la consommation énergétique, et ont peu à voir avec la température. On peut imaginer un seuil où la variation climatique serait catastrophique, mais ce ne sont que des supputations tirées de théories et de modèles informatiques compliquées, d'interprétation de données incertaines, alors que l'association entre sources d'énergie et niveau de vie est claire, évidente, historiquement, géographiquement, et économiquement clairement visible et incontestable. Préconiser de réduire les fossiles pour éviter un changement de climat revient à considérer qu' il est bien plus probable que nous sachions nous passer de fossiles plutot que nous sachions faire face aux conséquences climatiques qu'ils produisent. Or cette assertion n'a strictement rien d'une évidence ! il ne s'agit pas ici de prouver qu'elle est fausse, il s'agit de s'interroger sur les bases sur lesquelles autant de gens l'adoptent comme une évidence, alors qu'il n'y a aucun fait clair qui le montre. De la même façon que la question n'est pas de savoir si Dieu existe , mais de savoir pourquoi autant de gens y croient sans preuve, et de plus, curieusement, la plupart du temps sous la forme qui existe dans la société autour d'eux et pas sous la forme de ceux d'à côté le trait le plus intrigant dans la religion n'est pas seulement la croyance, mais l'autocorrélation spatiale de cette croyance . C'est d'autant plus étrange que non seulement il n'y a aucun fait qui le montre, mais que dans les pratiques économiques, tout montre exactement le contraire. A commencer par le fait que nous cherchons constamment à exploiter de nouvelles ressources fossiles, de plus en plus chères et difficiles d'accès, ce qui n'a aucun sens logique si la proposition précédente est vraie, mais est totalement sensé si elle est fausse. Bref le discours public AFFICHE une croyance et AGIT en fonction de la croyance inverse. Petit parallèle avec la religion on peut remarquer que beaucoup de représentants officiels de religions pronant en général la simplicité et la pauvreté volontaire n'ont pas réellement agi comme si ils y croyaient eux-mêmes ... Donc nous revenons à la question d'Hema mais pourquoi afficher et "croire" la plupart du temps très sincèrement, là encore comme pour les religions autant à une proposition si peu en rapport avec les faits connus, en en minimisant d'autres si évidentes ? L'explication que je propose est qu'il y a une différence entre les deux dangers. Le danger énergétique, si nous ne savons pas le résoudre, est finalement mortel pour notre société. Si nous ne savons pas remplacer les fossiles, notre société s'éteindra inexorablement, sous sa forme actuelle. Je ne parle pas du tout de disparition de l'humanité, je parle de la disparition du mode de vie qui caractérise la société moderne. Il porte donc en germe une idée insupportable, celle de la vieillesse et de la mort, une idée qui nous hante bien sûr personnellement au cours de notre propre vie et que nous avons du mal à admettre. Pire, il n'y a aucune morale derrière ça. Ce n'est la faute de personne si les gisements s'épuisent , ce sont des ressources finies, c'est tout. On pourrait ne plus les extraire, mais ça revient à hâter la fin à laquelle nous cherchons à échapper. Il n'y a pas d'échappatoire. le danger énergétique nous met en face du tragique de l'existence humaine. Le danger climatique, lui , est bien différent. Nous y jouons un tout autre rôle. Nous jouons un double jeu, doublement actif et non passif nous nous voyons comme la CAUSE principale de ce probleme, mais aussi comme le REMEDE potentiel. Nous sommes à la fois une menace, et possiblement des héros pouvant l'éviter. Dans les deux cas, nous sommes maîtres de notre destin. Même notre caractère menaçant flatte notre ego par notre capacité de nuisance - elle flatte notre illusion de toute puissance; le changement climatique met inconsciemment en scène les histoires que nous aimons, les histoires de bons et de méchants, de Dr Jekyll et Mr Hyde, de Dark Vador et de Luke Skywalker. Elle parle à notre inconscient. elle nous met au centre actif de l'histoire. Il est d'ailleurs frappant qu'une partie importante de la communauté "piquiste" a developpé une philosophie "survivaliste", ce qui permet de 'redramatiser" l'histoire. Le peak oil est alors perçu comme une catastrophe soudaine, plongeant le monde dans le chaos, un monde à la Mad Max. Là encore, cette mise en scène permet de s'identifier au héros solitaire, seul contre les éléments hostiles, et redonne une gratification narcissique à notre individu si nous ne sommes pas capables de sauver la société, alors au moins, qu'on nous donne un rôle qui nous permette de nous sauver nous-mêmes ! Cependant, en général, les gens préfèrent de beaucoup penser que nous trouverons des solutions techniques à l'épuisement des fossiles, mais qu'il ne tient qu'à nous de le faire. D'où la floraison dans l'esprit du public de toutes ces croyances à l'existence de "solutions miracles" souvent inventées par des inventeurs géniaux et solitaires, persécutés par de grandes compagnies pétrolières et des états accapareurs de taxes sur les carburants ..., et une tonalité générale du "si on veut on peut" dans tous les discours publics. Nous n'aimons pas qu'on nous dise que nous vieillissons, et encore moins que nous allons mourir, alors que ce sont deux certitudes incontestables. Seul le discours climatique nous permet de mettre en scène les histoires que nous aimons nous raconter. Peut être faudrait-il changer la phrase de Paul Valéry "Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles", en "Nous autres, civilisations, nous ne savons toujours pas que nous sommes mortelles " ... ???? Published by climatenergie - dans Société par Paul Valéry 1871-1945, La Crise de l’esprit 1919 Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées ; avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les oeuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les oeuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables elles sont dans les journaux. ⁂ Ce n’est pas tout. La brûlante leçon est plus complète encore. Il n’a pas suffi à notre génération d’apprendre par sa propre expérience comment les plus belles choses et les plus antiques, et les plus formidables et les mieux ordonnées sont périssables par accident ; elle a vu, dans l’ordre de la pensée, du sens commun, et du sentiment, se produire des phénomènes extraordinaires, des réalisations brusques de paradoxes, des déceptions brutales de l’évidence. Je n’en citerai qu’un exemple les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptés à d’épouvantables desseins. Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ? ⁂ Ainsi la Persépolis spirituelle n’est pas moins ravagée que la Suse matérielle. Tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti périr. Un frisson extraordinaire a couru la moelle de l’Europe. Elle a senti, par tous ses noyaux pensants, qu’elle ne se reconnaissait plus, qu’elle cessait de se ressembler, qu’elle allait perdre conscience — une conscience acquise par des siècles de malheurs supportables, par des milliers d’hommes du premier ordre, par des chances géographiques, ethniques, historiques innombrables. Alors, — comme pour une défense désespérée de son être et de son avoir physiologiques, toute sa mémoire lui est revenue confusément. Ses grands hommes et ses grands livres lui sont remontés pêle-mêle. Jamais on n’a tant lu, ni si passionnément que pendant la guerre demandez aux libraires. Jamais on n’a tant prié, ni si profondément demandez aux prêtres. On a évoqué tous les sauveurs, les fondateurs, les protecteurs, les martyrs, les héros, les pères des patries, les saintes héroïnes, les poètes nationaux… Et dans le même désordre mental, à l’appel de la même angoisse, l’Europe cultivée a subi la reviviscence rapide de ses innombrables pensées dogmes, philosophies, idéaux hétérogènes ; les trois cents manières d’expliquer le Monde, les mille et une nuances du christianisme, les deux douzaines de positivismes tout le spectre de la lumière intellectuelle a étalé ses couleurs incompatibles, éclairant d’une étrange lueur contradictoire l’agonie de l’âme européenne. Tandis que les inventeurs cherchaient fiévreusement dans leurs images, dans les annales des guerres d’autrefois, les moyens de se défaire des fils de fer barbelés, de déjouer les sous-marins ou de paralyser les vols des avions, l’âme invoquait à la fois toutes les puissances transcendantes, prononçait toutes les incantations qu’elle savait, considérait sérieusement les plus bizarres prophéties ; elle se cherchait des refuges, des indices, des consolations dans le registre entier des souvenirs, des actes antérieurs, des attitudes ancestrales. Et ce sont là les produits connus de l’anxiété, les entreprises désordonnées du cerveau qui court du réel au cauchemar et retourne du cauchemar au réel, affolé comme le rat tombé dans la trappe… La crise militaire est peut-être finie. La crise économique est visible dans toute sa force ; mais la crise intellectuelle, plus subtile, et qui, par sa nature même, prend les apparences les plus trompeuses puisqu’elle se passe dans le royaume même de la dissimulation, cette crise laisse difficilement saisir son véritable point, sa phase. Personne ne peut dire ce qui demain sera mort ou vivant en littérature, en philosophie, en esthétique. Nul ne sait encore quelles idées et quels modes d’expression seront inscrits sur la liste des pertes, quelles nouveautés seront proclamées. L’espoir, certes, demeure et chante à demi-voix Et cum vorandi vicerit libidinem Late triumphet imperator spiritus Mais l’espoir n’est que la méfiance de l’être à l’égard des prévisions précises de son esprit. Il suggère que toute conclusion défavorable à l’être doit être une erreur de son esprit. Les faits, pourtant, sont clairs et impitoyables. Il y a des milliers de jeunes écrivains et de jeunes artistes qui sont morts. Il y a l’illusion perdue d’une culture européenne et la démonstration de l’impuissance de la connaissance à sauver quoi que ce soit ; il y a la science, atteinte mortellement dans ses ambitions morales, et comme déshonorée par la cruauté de ses applications ; il y a l’idéalisme, difficilement vainqueur, profondément meurtri, responsable de ses rêves ; le réalisme déçu, battu, accablé de crimes et de fautes ; la convoitise et le renoncement également bafoués ; les croyances confondues dans les camps, croix contre croix, croissant contre croissant ; il y a les sceptiques eux-mêmes désarçonnés par des événements si soudains, si violents, si émouvants, et qui jouent avec nos pensées comme le chat avec la souris, — les sceptiques perdent leurs doutes, les retrouvent, les reperdent, et ne savent plus se servir des mouvements de leur esprit. L’oscillation du navire a été si forte que les lampes les mieux suspendues se sont à la fin renversées. ⁂ Ce qui donne à la crise de l’esprit sa profondeur et sa gravité, c’est l’état dans lequel elle a trouvé le patient. Je n’ai ni le temps ni la puissance de définir l’état intellectuel de l’Europe en 1914. Et qui oserait tracer un tableau de cet état ? Le sujet est immense ; il demande des connaissances de tous les ordres, une information infinie. Lorsqu’il s’agit, d’ailleurs, d’un ensemble aussi complexe, la difficulté de reconstituer le passé, même le plus récent, est toute comparable à la difficulté de construire l’avenir, même le plus proche ; ou plutôt, c’est la même difficulté. Le prophète est dans le même sac que l’historien. Laissons-les-y. Mais je n’ai besoin maintenant que du souvenir vague et général de ce qui se pensait à la veille de la guerre, des recherches qui se poursuivaient, des œuvres qui se publiaient. Si donc je fais abstraction de tout détail, et si je me borne à l’impression rapide, et à ce total naturel que donne une perception instantanée, je ne vois — rien ! — Rien, quoique ce fût un rien infiniment riche. Les physiciens nous enseignent que dans un four porté à l’incandescence, si notre œil pouvait subsister, il ne verrait — rien. Aucune inégalité lumineuse ne demeure et ne distingue les points de l’espace. Cette formidable énergie enfermée aboutit à l’invisibilité, à l’égalité insensible. Or, une égalité de cette espèce n’est autre chose que le désordre à l’état parfait. Et de quoi était fait ce désordre de notre Europe mentale ? — De la libre coexistence dans tous les esprits cultivés des idées les plus dissemblables, des principes de vie et de connaissance les plus opposés. C’est là ce qui caractérise une époque moderne. Je ne déteste pas de généraliser la notion de moderne, et de donner ce nom à certain mode d’existence, au lieu d’en faire un pur synonyme de contemporain. Il y a dans l’histoire des moments et des lieux où nous pourrions nous introduire, nous modernes, sans troubler excessivement l’harmonie de ces temps-là, et sans y paraître des objets infiniment curieux, infiniment visibles, des êtres choquants, dissonants, inassimilables. Où notre entrée ferait le moins de sensation, là nous sommes presque chez nous. Il est clair que la Rome de Trajan, et que l’Alexandrie des Ptolémées nous absorberaient plus facilement que bien des localités moins reculées dans le temps, mais plus spécialisées dans un seul type de mœurs et entièrement consacrées à une seule race, à une seule culture et à un seul système de vie. Eh bien! l’Europe de 1914 était peut-être arrivée à la limite de ce modernisme. Chaque cerveau d’un certain rang était un carrefour pour toutes les races de l’opinion ; tout penseur, une exposition universelle de pensées. Il y avait des œuvres de l’esprit dont la richesse en contrastes et en impulsions contradictoires faisait penser aux effets d’éclairage insensé des capitales de ce temps-là les yeux brûlent et s’ennuient… Combien de matériaux, combien de travaux, de calculs, de siècles spoliés, combien de vies hétérogènes additionnées a-t-il fallu pour que ce carnaval fût possible et fût intronisé comme forme de la suprême sagesse et triomphe de l’humanité ? ⁂ Dans tel livre de cette époque — et non des plus médiocres — on trouve, sans aucun effort — une influence des ballets russes, — un peu du style sombre de Pascal, — beaucoup d’impressions du type Goncourt, quelque chose de Nietzsche, — quelque chose de Rimbaud, — certains effets dus à la fréquentation des peintres, et parfois le ton des publications scientifiques, — le tout parfumé d’un je ne sais quoi de britannique difficile à doser !… Observons, en passant, que dans chacun des composants de cette mixture, on trouverait bien d’autres corps. Inutile de les rechercher ce serait répéter ce que je viens de dire sur le modernisme, et faire toute l’histoire mentale de l’Europe. ⁂ Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace, — l’Hamlet européen regarde des millions de spectres. Mais il est un Hamlet intellectuel. Il médite sur la vie et la mort des vérités. Il a pour fantômes tous les objets de nos controverses ; il a pour remords tous les titres de notre gloire ; il est accablé sous le poids des découvertes, des connaissances, incapable de se reprendre à cette activité illimitée. Il songe à l’ennui de recommencer le passé, à la folie de vouloir innover toujours. Il chancelle entre les deux abîmes, car deux dangers ne cessent de menacer le monde l’ordre et le désordre. S’il saisit un crâne, c’est un crâne illustre. — Whose was it ? — Celui-ci fut Lionardo. Il inventa l’homme volant, mais l’homme volant n’a pas précisément servi les intentions de l’inventeur nous savons que l’homme volant monté sur son grand cygne il grande uccello sopra del dosso del suo magnio cecero a, de nos jours, d’autres emplois que d’aller prendre de la neige à la cime des monts pour la jeter, pendant les jours de chaleur, sur le pavé des villes… Et cet autre crâne est celui de Leibniz qui rêva de la paix universelle. Et celui-ci fut Kant, Kant qui genuit Hegel, qui genuit Marx, qui genuit… Hamlet ne sait trop que faire de tous ces crânes. Mais s’il les abandonne !… Va-t-il cesser d’être lui-même ? Son esprit affreusement clairvoyant contemple le passage de la guerre à la paix. Ce passage est plus obscur, plus dangereux que le passage de la paix à la guerre ; tous les peuples en sont troublés. Et Moi, se dit-il, moi, l’intellect européen, que vais-je devenir ?… Et qu’est-ce que la paix ? La paix est peut-être, l’état de choses dans lequel l’hostilité naturelle des hommes entre eux se manifeste par des créations, au lieu de se traduire par des destructions comme fait la guerre. C’est le temps d’une concurrence créatrice, et de la lutte des productions. Mais Moi, ne suis-je pas fatigué de produire ? N’ai-je pas épuisé le désir des tentatives extrêmes et n’ai-je pas abusé des savants mélanges ? Faut-il laisser de côté mes devoirs difficiles et mes ambitions transcendantes ? Dois-je suivre le mouvement et faire comme Polonius, qui dirige maintenant un grand journal ? comme Laertes qui est quelque part dans l’aviation ? comme Rosenkrantz, qui fait je ne sais quoi sous un nom russe ? Adieu, fantômes ! Le monde n’a plus besoin de vous. Ni de moi. Le monde qui baptise du nom de progrès sa tendance à une précision fatale, cherche à unir aux bienfaits de la vie les avantages de la mort. Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s’éclaircira ; nous verrons enfin apparaître le miracle d’une société animale, une parfaite et définitive fourmilière. »

nous autres civilisations nous savons maintenant que nous sommes mortelles